Les différentes tentatives pour développer l’aïkido dans un contexte sportif, parmi les tenants d’une culture sportive, sont vaines et demeureront vaines. L’article qui suit tente de montrer pourquoi.
L’aïkido est un chemin vers soi-même
Pour pratiquer l’aïkido traditionnel, il faut pouvoir puiser dans ses propres qualités humaines fondamentales. Ce n’est pas un chemin facile. Il est même semé d’embûches nombreuses. La pratique martiale, en effet, produit et véhicule ses propres mythologies.
La première d’entre elles concerne la transformation des pratiquants. Mutant le plomb en or, l’aïkido, discipline supposée alchimique, améliorerait spontanément les individus, opérerait même des miracles. Au contact du tatami, quand ce n’est pas dès la prise de licence, le lâche deviendrait courageux, l’hypocrite sincère, le traître loyal, le mégalomane à l’égo enflé apprendrait l’humilité, la reconnaissance. Disons-le clairement : toutes ces croyances sont autant de fables. L’aïkido est un outil : ce que permet cet outil dépend de celui qui s’en sert. Avec une même lame, le chirurgien sauvera des vies lorsque le criminel en ôtera.
La pratique de l’aïkido est cathartique. Elle agit essentiellement comme un révélateur, en mettant le pratiquant face à des situations problèmes : celui qui en aura le courage et le discernement y verra son ego en miroir, apprendra à s’évaluer, remédiera peu à peu à ses difficultés, modifiera son comportement quand une même situation reviendra. C’est l’image même de la pratique de l’aïkido : huit fois à terre grâce à nos erreurs, neuf fois debout pour trouver une solution.Quant à celui que l’ego aveugle, il s’imagine dix fois debout sans jamais avoir touché un sol qu’en réalité il n’a jamais quitté.
Misogi
En aïkido, cette opération de polissage, l’épuration de nos faiblesses humaines qui nous permet de devenir un guerrier plus performant, porte un nom : c’est le « misogi ». Littéralement, il s’agit de couper le corps en lanières pour en expurger tous les vices, tous les travers. Cela peut paraître paradoxal, mais cet exercice est plus familier au débutant qu’à l’ancien pratiquant qui tend avec les années à se barder de certitudes, à laisser son égo dominer la justesse de ses représentations. En découvrant l’immensité de la voie, le jeune aïkidoka est face à ses faiblesses, à l’infinité de ses manques. Il est poussé par la soif d’apprendre, le désir profond de s’améliorer. Chez les anciens, il est plus que fréquent d’observer la tendance inverse : loin de modifier leurs mauvaises habitudes, ils tendent au contraire, lorsqu’ils sont en défaut, à les amplifier par la pratique même de l’aïkido. Les problèmes les plus importants et les plus difficiles se posent donc avec ces derniers.
Pratiquer pendant des heures shiho nage ou irimi ne fait pas de vous un aïkidoka. Alain Peyrache le répète à l’envie : celui qui arrive basketteur demeure basketteur, même après trente ans, s’il n’a pas réalisé que la technique n’est pas une finalité. La pratique est une voie, un chemin : « do », c’est la réalisation de soi-même.
C’est un vieux dicton de la sagesse chinoise : « Si l’anguille se plaît dans la boue, un être humain n’y trouvera, lui, que des rhumatismes. ».
Cela illustre la première des erreurs à corriger si, dans son apprentissage de l’aïkido, on veut cesser de confondre le moyen d’atteindre l’objectif (ici la technique) avec l’objectif lui-même (la réalisation de soi).
Ce discernement étant un pilier de la pédagogie, cela vaut bien sûr pour l’élève comme pour le professeur.
Que dire de celui qui, pour évaluer la compétence de son élève, lui demande de débiter des listings de techniques ? Il évalue l’outil, non l’œuvre. Le moyen, non le but. Il est donc aux antipodes de la pratique traditionnelle, et n’a aucune chance d’y parvenir un jour. Cette approche est notamment celle des sportifs, ceux qui ont tourné le dos à l’approche originelle de l’aïkido pour dénaturer cette discipline en sport martial : c’est-à-dire tout ce que rejetait, sans jamais avoir transigé, le fondateur O Sensei Ueshiba. Cette démarche sportive, pour erronée qu’elle soit, semble être répandue : elle est en effet la plus facile. Le romancier André Gide faisait dire à un des ses personnages qu’il appartenait à chacun de « suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant ». Les aïkidokas sportifs, adeptes du toboggan, marchent sur le chemin
L’aïkido, une voie inconfortable
Que vise le sport ? La glorification de l’ego. Par où passe l’apprentissage traditionnel ? Par sa mise en retrait, quand ce n’est pas sa mise à mal. La position de l’élève, par exemple, est par essence inconfortable : s’il choisit son maître, ce dernier choisit lui aussi à qu’il y enseignera son art. Le monde du sport est accessible à tous, et la rigueur de la pratique martiale commande qu’on sélectionne ses élèves. Lorsque le professeur constate qu’il perd son temps, il se sépare naturellement d’un pratiquant. Une discipline aussi exigeante, précieuse, et aussi potentiellement dangereuse, ne se met pas entre toutes les mains. C’est une évidence. Pourtant, le sportif consommateur n’est pas prêt à l’accepter, il en conçoit même souvent de l’agressivité : il croit a priori avoir loué un accès au savoir en payant sa cotisation à un prof de gym-tonic…
Le pratiquant d’un art martial traditionnel, loin des plaisirs chers aux champions sportifs auxquels on voue des cultes, apprend à paraître comme fondu dans la masse. Pour faire baisser sa garde à l’ennemi, il a au contraire tout à gagner à passer pour un âne désarmé. On manipule aisément un adversaire à l’égo hypertrophié, on le pousse à la faute.
Les pratiquants d’un aïkido sportif fleurissent. Ils vendent des vidéos, bombent le torse dans des galas médiatiques, des tournées, des championnats du monde, des shows, où ils enseignent à d’autres, motivés par les mêmes flatteries, comment devenir soi-même une vedette. Ils reçoivent en retour renommée et argent. Le maître d’un art martial traditionnel transmet son savoir aux seuls élèves qu’il a choisis avec discernement, écartant les autres, se détournant des paillettes qu’inévitablement des ignorants lui proposent, se souciant peu de plaire à la multitude, et faisant sienne la morale d’un conte de Voltaire : « Le bonheur n’est pas dans la vanité ».
Les élèves directs d’O sensei avaient par exemple coutume de raconter comment celui-ci conservait secrets certains enseignements. Les élèves les plus audacieux, à l’affût derrière un rideau, observaient le maître scrupuleusement. Lorsque le fondateur devinait leur présence, il leur montrait ce qu’il avait à leur enseigner avec un petit sourire. Il fallait « voler la technique ».
Polir son miroir
On dit que la pratique vise à polir le miroir dans lequel je me regarde. Il faut pour cela que le cadre où je pratique me permette d’accéder à ce miroir, de l’utiliser, de le nettoyer et de l’entretenir : le professeur que je choisis, ainsi que le cadre traditionnel dans lequel il exerce, permet seul cela. Si je suis moi-même professeur, ce sont aussi mes élèves, par leur pratique, par leur comportement, qui me renvoient mes erreurs, et m’aident à nettoyer ce miroir. Elève ou maître, encore faut-il aussi que, lorsque je m’y regarde, je ne porte pas de masque. C’est loin d’être toujours facile.
L’ego est souvent source de déformation de cette image. L’ennemi du budoka, c’est ce que les français nomment la grosse tête, et les belges le gros cou. Sur un chemin opposé, le sportif vise à devenir le meilleur, à placer justement son égo au-dessus des autres. La voie martiale est infiniment difficile, en ce qu’elle exige bien des renoncements.
Cela demande à l’évidence une qualité humaine dont bien peu disposent, et que bien peu, quand bien même ils le désireraient, sont en mesure d’acquérir.
L’aïkido est, pour les uns, voie du miroir. Pour les autres, voie du mirage.